LA GÉOGRAPHIE ÇA SERT À FAIRE LA GUERRE (YVES LACOSTE) (GÉOPOLITIQUE)

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Résumé :	« La géographie ça sert à faire la guerre » Yves Lacoste La crise ukrainienne pose une fois encore une question qui a traversé tragiquement les deux siècles passés : les liens entre les notions de peuple, de nation et d'état. Cette fois j'abandonnerais le registre juridique…pour m'autoriser modestement un peu de philosophie politique. Pour ma part j'ai la plus grande défiance à l'égard de l'idée de « peuple » - « peuple versus populisme », la trilogie hitlérienne « un peuple, une terre, un guide »…-, et quant à celle de « nation » il convient de la manier aussi avec précaution….au vu de ce que les « nationalismes » ont signifié dans l'histoire du XXe siècle. Si l'on doit quand même parler de « nation », réfèrerons nous toujours et encore à la fameuse conférence de 1882 d'Ernest Renan: « Une nation est (…) deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une(…). L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble. (…) L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes.» A l'aune de cette double exigence, l'Ukraine est-elle une nation ? On peut toujours discuter de l'existence de la « possession en commun d'un legs de souvenir » ukrainien : il y a certes «la grande famine » mais l'essentiel de cette mémoire est étroitement lié à l'histoire de l'Empire russe. La personnalité la plus notable née en Ukraine…est Nicolas Gogol ! A cet égard, le parallèle fait souvent avec la Pologne me parait totalement inadéquat : outre que les Polonais n'ont jamais parlé russe, ce pays a eu une histoire séculaire d'état constitué et une brillante culture de langue polonaise. Notons ici, que le partage d'une langue commune – et ce qu'elle porte de « lieux communs de mémoire » ! - est un élément fort de « communauté d'identité » : ainsi la francophonie n'est pas un vain mot. Quant au « désir de vivre ensemble », il semble aujourd'hui bien ébranlé à l'Est du pays. Comme dans le précédent de l'éclatement de l'ex-Yougoslavie, le fragile « vivre ensemble » des minorités a été pulvérisé par les maladresses d'un pouvoir central et les manipulations des « grandes puissances ». Il y a aujourd'hui des blessures de sang qui seront difficiles à cicatriser… A l'inverse la Russie n'est pas née en 1991 ! La Russie si elle fut longtemps un empire n'est-elle pas aussi sans conteste un « nation » au sens de ce double critère posé par Renan ? S'agissant de la « possession en commun d'un riche legs de souvenirs » de la Russie, pensons d'abord à sa littérature. Toute sa littérature du XIXe siècle - de Pouchkine à Dostoïevski - a été marquée par la construction douloureuse d'une conscience russe, en tension entre un désir d'Europe et une volonté d'affirmation d'une âme proprement slave. Au XXe siècle, Soljenitsyne à la fin de sa vie a poussé à l'extrême cette revendication d'une âme russe… Quant à l'histoire, d'Ivan le Terrible à Youri Gagarine, en passant par la campagne de Russie de Bonaparte et Stalingrad, n'y t'il pas là un « riche legs de souvenir » jalousement célébré et partagé ? En ce qui concerne le « vivre ensemble », la cohésion de la fédération de Russie est toujours garantie - comme jadis celle de l'ex-URSS ou de l'empire des Tsars- d'abord par l'affirmation d'un pouvoir autoritaire…mais aussi par le partage d'une langue commune. Cette cohésion est, certes, fragilisée par des inégalités régionales et par la déstabilisation du Caucase du Sud. Qu'il fut par adhésion ou en creux, ce « vivre ensemble » en Russie fait-il pour autant vraiment défaut aujourd'hui moins qu'hier ? En cela la Russie de Poutine n'est pas si différente de l‘URSS de Staline ou de l'Empire russe d'Alexandre 1er ! Dans ce contexte, se pose donc la question de la traduction en termes politiques de ces deux histoires contrastées. La Russie doit faire face aujourd'hui à sa nostalgie d'empire, dont et le projet nébuleux de Poutine d'Union eurasiatique est le dernier avatar. Mais les solides structures étatiques héritées de l'ex-URSS ont survécu à l'effondrement de l'URSS : sous le contrôle sans faiblesse de l'ex-colonel du KGB Poutine, une ploutocratie quasi mafieuse y a pris le relais de l'appareil du Parti communiste. Si existe aujourd'hui en Russie une véritable aspiration démocratique, elle est opprimée par le pouvoir de fer de Poutine et ne parvient pas à soulever des mouvements d'opposition de masse. S'agissant de l'Ukraine, la « révolution orange » a été confisquée ici aussi par un pouvoir ploutocratique prenant le relais du système soviétique. L'état ukrainien a sa naissance en 1991 ne fait que prendre en héritage l'ex-république soviétique d‘Ukraine. Le mouvement de masse de la place Maiden a à nouveau manifesté la force d'une aspiration à la fois nationaliste et démocratique. Aussi incertaine fut-elle, une « nation ukrainienne » tente légitimement de s'affirmer mais devait-elle passer pour cela par une guerre civile ? L'Ukraine doit aujourd'hui prouver qu'elle est capable d'établir un état de droit dans le respect de ses minorités et d'établir les bases d'une vie démocratique authentique. La main tendue – maladroitement... - par l'UE doit être en la matière un catalyseur mais n'en est pas l'alpha et l'oméga. Des élections même « libres » …et un oligarque honnête ne font pas la démocratie ! PS : mon analyse sur la pertinence de la notion de « nation » serait intéressante à appliquer au cas du Moyen-Orient… voire même à la France du XXIe siècle !
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